Tahar Sfar éxilé à ZARZIZ en Janvier 1935TAHAR SFAR en 1929Tahar Sfar semble avoir retenu de l'exemple de Barrés, le modèle de l'intellectuel qui ne renie pas les valeurs auxquelles il est attaché même dans l'action politique, tout dépend, en effet, de la finalité qu'on donne à cette activité: exclusivement l'accès au pouvoir pour s'y maintenir à n'importe quel prix et par n'importe quel moyen ou se mettre au  service de son pays sur la base d'un programme consciencieusement élaboré et démocratiquement adopté puis scrupuleusement et métodiquement mis en œuvre.

 En 1924,ce qu'on a appelé le "cartel des gauches" devient majoritaire à la chambre des députés en France, les radicaux et les socialistes triomphent et le président Millerand est contraint de démissionner après que la Chambre ait renversé le cabinet constitué par un de ses proches Francis-Marsal. Malgré cette démission, le cartel des gauches n'aura pas la Présidence de la République. Gaston Doumergue est élu président par 515 voix  contre 309 voix au candidat de l'union de la gauche Painlevé. Cette défaite de Painlevé était du essentiellement au vote des Radicaux du Sénat qui ne sont pas alignés sur les Radicaux de la Chambre, leur radicalisme s'est accommodé à cette occasion d'un certain conservatisme,  et le choix de Doumergue leur a paru plus sage. Tahar Sfar va s'intéresser davantage, pendant cette période à la vie politique française, aux jeux et aux alliances des partis ,aux événements au jour le jour, aux débats à la Chambre et aux commentaires des principaux quotidiens parisiens. Les quelques meetings de partis politiques auxquels il assiste en tant qu'observateur critique, sont de véritables séances de travaux pratiques pour ses cours à la faculté de droit et à l'école des sciences politiques, ils sont également pour lui une occasion privilégiée pour mieux comprendre les avantages et les inconvénients de la "démocratie occidentale" et de réfléchir aux conditions préalables de succès de véritables Institutions démocratiques dans une Tunisie qui recouvre un jour sa souveraineté. Parmi ces conditions Tahar Sfar privilégiait en toute première place le choix de la méthode à retenir pour la lutte de libération du pays ;choix qui se  devait d'être défini sans ambiguïté afin que des règles de conduite constitutifs d'une Ethique, puissent être établies et respectées par tous les militants; cette méthode se devait de mettre en première ligne, le non recours à la violence physique, l'apprentissage et l'éducation de tout le peuple pour développer l'esprit de tolérance grâce notamment à la multiplication des débats libres et démocratiques bannissant toutes formes d'autoritarisme dans la vie politique.  La lutte pour la libération devait être, selon Tahar Sfar réalisée dans et avec le pluralisme des idées et des partis, elle devait être  surtout l'occasion pour les militants de l'apprentissage des règles du jeu d'une vraie démocratie: La critique de l'autre ne doit pas conduire à sa négation mais à transformer les militants et avec eux le peuple en véritable arbitre responsable . Ce faisant Tahar Sfar était-il un utopique à l'époque? Peut être qu'il y avait beaucoup d'utopie et d'idéalisme dans le crédit qu'il accordait "aux forces du bien" dans les hommes et notamment à la sacralisation de la parole donnée ,qui est comme chacun le sait, une de nos valeurs traditionnelles constitutive de l'honneur de l'Homme. De toutes façons ce qui me parait certain, c'est que Tahar Sfar s'est voulu un humaniste et un démocrate authentique à travers lequel la grande majorité des intellectuels Tunisiens devraient normalement se reconnaître tout naturellement, son comportement comme celui de très nombreux autres militants honore le mouvement de libération tunisien et contribue à lui donnée sa belle spécificité par rapport à d'autres mouvements. Tahar Sfar ne voulait, à l'instar de beaucoup d'autres militants, en aucun cas combattre pour transformer un peuple considéré par les colonisateurs comme un "peuple troupeau" pour en faire un peuple "enfant".Son combat n'avait de sens et de raison d'être, que pour faire, dans la légalité, du peuple tunisien un peuple libre et pleinement responsable de son destin dans le respect des lois et des institutions qu'il se serait démocratiquement données. Pour lui, la lutte nationale  devait être, avant tout autre chose, une occasion privilégiée pour faire prendre conscience à toutes les catégories du peuple tunisien qu'elle constituent une même Nation ,que cette nation se libérera effectivement et inéluctablement par une éducation moderne et généralisée, éducation que le peuple tunisien était disposé(et il l'a prouvé surtout pendant la période 1949 à 1955) à assurer par ses propres maigres ressources même quand les autorités du protectorat ne suivaient pas cet élan pour des raisons évidentes: Le développement d'une éducation moderne et solide  contribuait inéluctablement et naturellement à la fin de la colonisation dans sa forme originelle.

 La mort de Lénine ,amène Tahar Sfar à réfléchir et à  se documenter sur l'évolution de la situation en Russie où Staline va bientôt consolider son pouvoir en  se débarrassant de celui qui pouvait prétendre à la succession de Lenine; en effet dés 1927 Trotski sera exclu du Présidium de l'Internationale Communiste en prélude à son exclusion du parti Communiste et à son exil. Tahar Sfar pense dés cette époque que "la dictature provisoire du prolétariat" était une parodie du vrai socialisme et qu'elle ne faisait que masquer un régime totalitaire qui se renforce de plus en plus

  En Novembre 24 ,Tahar Sfar, note la formation, pour la première fois dans l'histoire du Royaume-Uni, d'un gouvernement travailliste et compare pendant toutes ces années les politiques intérieures et extérieures des deux pays, la France et le Royaume-Uni. Toujours en 1924,la déchéance de la dynastie des Glucksbourg en Grèce, discréditée notamment, par les pertes de la guerre contre la Turquie,est proclamée pacifiquement par un vote unanime à l'Assemblée à Athènes et la République est instituée. La motion votée dans un grand enthousiasme interdit également le séjour en Grèce aux membres de la famille royale et autorise l'expropriation de leurs biens: Ce changement radical de régime sans l'habituel bain de sang retient l'attention.

 Déjà en Mars 24,l'Assemblée turque avait voté, après un débat houleux, mais apparemment démocratique, l'abolition du Califat en vue de défaire le pays de ses archaïsmes et de parachever l'action entreprise depuis 1922 avec la suppression de la fonction de Sultan en temps que chef temporel. La suppression de la Monarchie Ottomane, par la déposition de Mehmet VI augure de grands changements dans toute l'ancienne zone d'influence turque, et les élites des différents pays arabes de l'ancien empire ottoman suivent avec un intérêt croissant la nouvelle politique de Mustapha Kemal, même si elles ne les approuvent pas toutes.

  En Novembre 24 Tahar Sfar,se trouve dans la rue parisienne et assiste en observateur attentif,à la cérémonie de transfert de la dépouille de Jean Jaurés au Panthéon,il note, dans un de ses cahiers de cours de sciences politiques, le commentaire suivant d'un journaliste de l'époque "Le cortège de Jaurés s'est lentement dirigé, avec une grande  simplicité qui n'excluait pas une émouvante solennité, de la chambre des députés, qui fut son domaine  d'action privilégié, au Panthéon ,qui sera le champ terrestre symbole de l' éternel repos de ce  vaillant combattant qu'on ne peut qu'admirer même si on ne partage pas toutes les idées"

 Ces quelques rappels historiques, sans être exhaustifs nous montrent, combien Tahar Sfar, avec une grande lucidité, avait déjà pleinement conscience que l'avenir de son pays ne pouvait pas être sérieusement envisagé en dehors d'une bonne compréhension du contexte général du monde Méditerranéen, de l'Europe, voir de l'évolution de la situation mondiale , de ses enjeux et de l'équilibre des forces en présence.

  Sur le plan littéraire, Tahar Sfar, ne manque pas de remarquer et de s'intéresser à l'apparition du jeune courant des surréalistes avec, André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard et d'autres il note à ce sujet cette tentative de définition du surréalisme naissant, qui est devenu par la suite le mouvement qui a marqué le plus de son empreinte presque toute la littérature, la peinture et la pensée française: "Autant qu'il semble, le surréalisme aurait pour base la réalité, pour moyen d'expression les images et essentiellement les images issues de l'observation visuelle où doit se fondre en une sorte de précipité, les éléments de la réalité les plus opposés. Le surréalisme semble également proscrire l'excès d'abstraction et de dialectique et condamne tout dilettantisme, tout art décadent, il parait vouloir l'intensité, la force et la santé".

   En 1925 la chute du cartel des gauches notamment en raison des difficultés financières de la France retiennent l'attention de Tahar Sfar;c'est une occasion pour lui de voir en pratique les résultats fâcheux des politiques budgétaires et monétaires mal conçues et mises en oeuvre partiellement, et percevoir aussi l'ampleur de la différence entre le discours politique prôné par l'Union de la gauche et l'évolution de la situation politique, économique et sociale de la France .

 Tahar Sfar fut tout au long de ses études un analyste très critique d'une certaine classe politique française en faisant ressortir les faiblesses et les contradictions tant  de sa politique intérieure qu'extérieure. Ses analyses étaient influencées par les valeurs auxquelles il était attaché presque d'une manière viscérale ; en effet ,pour lui faire de la politique, c'est, avant toute chose, se mettre au service de son pays avec abnégation et compétence  en respectant soi-même et jusque dans sa vie privée les valeurs prônées pour le type de société qu'on prétend vouloir réaliser. Il avait en horreur les "méandres de la politique politicienne, opportuniste ou démagogique" Tahar Sfar, dés le début de son combat a considéré qu'en politique comme en toute autre activité ,la fin ne doit en aucun cas justifier n'importe quel moyen, il était foncièrement convaincu qu' opter pour le contraire, c'était ouvrir la voie au totalitarisme et à la répression qu'on est censé combattre.

  Pour Tahar Sfar, la lutte nationale qui se distingue d'ailleurs de la politique courante dans un pays souverain,  doit exclure, en cette fin du premier quart du XXe siècle,le recours à la violence physique, en tant que système; parce que, celle-ci débouche sur la banalisation de l'usage de la terreur génératrice de dictature.

  La Tunisie ayant suffisamment souffert tout au long de son histoire des luttes souvent fratricides se devait de préparer une nouvelle élite bannissant la violence du combat politique et tout son peuple devrait être imprégné de cette impérieuse nécessité pour forger un nouvel avenir qui ne pouvait être porteur de progrès authentique et durable que  dans la concorde pérennisée dans le pays, non par la force et la contrainte, mais par l'apprentissage de la vie démocratique respectueuse des droits et des devoirs de l'homme, de ses libertés fondamentales parmi lesquelles le droit à la différence  non seulement dans les croyances mais également dans le domaine des idées politiques, économiques ,sociales ou culturelles

  En pensant ainsi, Tahar Sfar restait un authentique musulman, fondamentalement attaché aux valeurs universelles de la civilisation arabo-musulmane qui doit, disait-il souvent, se débarrasser de ses archaïsmes et s'enrichir continuellement, pour rattraper le temps perdu et faire vivre dignement le peuple tunisien dans un monde où la science et la technologie feront de plus en plus la véritable  puissance des nations.

   Son credo pour son pays était, avant toute chose,la formation d'un peuple instruit, cultivé et consciencieux capable d'assumer pleinement la réalisation de son destin.

   C'est pourquoi Tahar Sfar  a toujours envisagé et préconisé une première étape dans le combat politique du mouvement national conduisant à l'indépendance, qui devait mettre surtout l'accent sur l'apprentissage par la pratique , par l'exemple et par l'éducation, de la vraie démocratie, et cela en faveur de l'ensemble des composantes du peuple tunisien. Cette mission devait être, selon lui, celle d'un grand Parti  Nationaliste de masse qui ,laissant la place obligatoirement à d'autres partis et à d'autres courants de pensées, devait se fixer comme premier objectif de faire prendre conscience à l'ensemble des tunisiens, de leur appartenance à une même nation et de leur nécessaire participation pacifique au long et patient combat de libération nationale dont l'aboutissement lui paraissait, à plus ou moins long terme, inéluctable compte tenu de l'évolution qui se dessinait dans le monde . En tout état de cause, et je m'excuse auprès du lecteur de me répéter sur ce point du non recours à la violence physique, qui était et demeure capital pour l'avenir de notre pays, cela d'ailleurs s'est vérifié par la suite à de multiple occasions auxquelles nous aurons à revenir.

  Le combat politique de libération pour Tahar Sfar se devait d'être l'occasion la plus propice pour l'enracinement d'une sorte de culture de la démocratie, auprès des élites et des masses tunisiennes ;c'est pourquoi il insistait souvent dans ses écrits sur ce qu'on pourrait appeler la déontologie de la critique qui doit prémunir les partis contre les luttes intestines et stériles contre la démagogie et les comportements diffamatoires qui sont autant d'ennemies de la démocratie.

  Ce faisant,Tahar Sfar exprimait les souhaits profonds des élites successives qui ont milité depuis le début du siècle notamment, selon le contexte particulier à chaque période, pour une Tunisie souveraine et démocratique même si cela nécessitait obligatoirement un long apprentissage et de grandes  et longues étapes.

  Si Tahar Sfar avait pu vivre jusqu'à la "guerre de libération algérienne" il n'aurait certainement pas été d'accord avec Frantz Fanon dans ses appels à la violence physique dans la lutte contre le colonialisme même si le cas algérien représentait un cas particulier qui devait nécessairement justifier la lutte armée. Michel Giraud ,dans son intervention intitulée "Portée et limites des thèses de Frantz Fanon sur la violence"à l'occasion du mémorial international"Frantz Fanon" en 1982, a très justement reconnu que "..Sur la question de la violence dans la situation coloniale, nous buttons effectivement sur une contradiction majeure ,contradiction qui n'incombe pas à une faiblesse d'analyse que l'on pourrait imputer à Fanon ,mais qui est inhérente à cette situation elle même .en effet si, comme nous l'avons déjà vu, la contre-violence du colonisé est "bonne" parce que légitime et nécessaire ,elle constitue en même temps, dans le présent  et pour l'avenir, une menace potentielle pour l'avenir de l'humanité. De ce point de vue, même légitime et nécessaire, elle peut être dite un "mal".je dirai qu'elle est l'instrument d'un projet émancipateur ,mais un instrument à double tranchant, il convient d'en user avec discernement"

 Michel Giraud, d'ailleurs ajoute" La grandeur de Fanon a été de dire en même temps la nécessité de la violence dans la lutte de libération nationale, et ses dangers."

 Tahar Sfar a, suivi avec émotion et attention l'évolution de l'insurrection armée conduite par Abd-el-Krim au Maroc, qui après ses premiers succès contre les espagnols, se fait malheureusement  écraser avec ses 20.OOO combattants valeureux par les 15O.000 hommes conduits par le Maréchal Pétain en personne et appuyés par des escadrilles de l'aviation française. Malgré  ce déploiement de force, la résistance héroïque d'Abd el Krim, se poursuivra jusqu'au printemps 1926. Seul, en France, le parti communiste exprima, à l'époque, sa compréhension pour la résistance rifaine, par la voie du député Doriot à l'Assemblée provoquant l'indignation de la majorité de ses collègues députés.

  En 1927 ,Tahar Sfar convient et Habib Bourguiba partageait alors entièrement cette forte conviction, que ce n'est pas par les armes que le Maroc et la Tunisie, pouvaient et devaient, rétablir leurs souverainetés, mais par un long combat politique, pacifique et respectueux du Droit, conduit sur le sol national et sur la scène internationale en commençant par la sensibilisation des français de bonne volonté eux mêmes sur la réalité de la situation dans les colonies et sur cette grande supercherie  qu'était la prétendue oeuvre civilisatrice de la France. Oeuvre qui, en réalité avait mis un terme à un grand et noble courant réformateur proprement tunisien, pour conduire, sous le masque du protectorat, à une colonisation rampante et un asservissement total du pays.

 C'est de cette double prise de conscience que commencent les premiers contacts de Sfar et Bourguiba, encore étudiants, avec les rares intellectuels et hommes politiques français de l'époque qui, par leurs timides écrits ou leurs déclarations manifestaient une certaine opposition à la politique de colonisation pratiquée par les autorités françaises. Ces contacts étaient fréquents notamment avec les  associations à caractère humanitaire implantées à Paris et celles qui militent pour le respect des droits de l'homme malgré leur faible audience à l'époque, mais cela n'avait pas d'importance, les deux étudiants savaient qu'ils ne faisaient que leurs premiers pas dans ce qu'ils reconnaissaient être un long combat pour la "défense de la cause Tunisienne"dont la première étape devait consister en un retour à l'esprit premier du protectorat et à la lettre du Traité du Bardo qui n' autorisait la France à occuper que temporairement la Tunisie en lui laissant une souveraineté interne totale. D'ailleurs, il était déjà établi qu'aussi bien le Traité du Bardo, que la Convention de la Marsa, ont été détournés par les Résidents successifs représentants du gouvernement français en Tunisie plus particulièrement sous la pression et l'influence des ténors des colons bien implantés dans le Pays conquis et ayant à leur solde un groupe très actif à l'Assemblé parisienne chargé notamment de légitimer l'action d'une colonisation spoliatrice menée par les représentants des autorités Françaises et de masquer les actions d'appauvrissement systématique de la population tunisienne par une" colonisation de peuplement" nullement prévu par les traités.

 Au cours de l'année 1926, Tahar Sfar ne manque pas de relever, encore une fois, le développement des divergences dans le camp des Alliés alors que le fascisme continue à gagner du terrain en Italie d'abord, en Autriche et en Allemagne ensuite. "L'occident, disait souvent Tahar Sfar à ses camarades n'est pas entrain de tirer toutes les leçons de la guerre des années 14-18". La conclusion d'un traité Russo-Allemand inquiète certes "les Démocraties européennes" alors que la S.D.N.n'était qu'à ses premiers balbutiements pour tenter de créer un "nouvel ordre européen"Les relations Franco-Américaines restent dominées encore par la question de la dette de guerre de la France envers les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Ces deux derniers pays refusant tout lien entre la dette française à leur égard et les sommes que la France est sensée recevoir de l'Allemagne.

Le procès, des deux anarchistes d'origine italienne, Sacco et Vanzetti au Etats-Unis est l'occasion pour Tahar Sfar de faire du Droit Pénal comparé entre les principaux pays occidentaux et de se rendre compte du très faible effet des nombreuses manifestations de protestation de la société civile des pays européens sur la justice américaine , cela, malgré les insuffisances manifestes de preuves, qui ont entaché ce procès resté célèbre.

  L'année universitaire, qui clôture les études supérieures de Tahar Sfar et de Habib Bourguiba se termine par la montée sur le Trône du Maroc de celui qui sera le sultan Mohamed V ,Henri Bergson, pour sa part, reçoit, la même année le prix Nobel de littérature et Mao-Tsé-toung crée l'Armée de Libération Nationale en Chine.

 

 Pendant tout ce temps que se passait il en Tunisie?

  Tahar Sfar avait eu la chance de recevoir régulièrement, avec les lettres de son père des coupures des journaux et revues publiés en Tunisie ,en langue arabe et plus particulièrement la page littéraire hebdomadaire du quotidien En-Nahda;ainsi il était constamment tenu au courant des principaux événements de son Pays qu'il ne manquait pas de commenter avec ses camarades...Il avait quitté son pays pour ses études , après ce que les historiens tunisiens ont appelé la"crise de 1922"au cours de laquelle s'évanouissait un premier espoir du Destour de voir se réaliser ses revendications par la voie légale, après également, le voyage du Président de la République française Alexandre Millerand en Tunisie et après le simulacre de réformes du Résident Général Lucient Saint destiné, sans résultats d'ailleurs, à calmer l'atmosphère très tendue dans le pays, même si le petit "Parti Réformiste" tunisien avait considéré ces réformes comme une "étape positive".

 Manifestement les timides  réformes de juillet 1922 ne pouvaient satisfaire la grande majorité des nationalistes tunisiens, seule une minorité, active dans la capitale, avait acceptée d'apporter son appui, aux réformettes du Résident Général, tout en attaquant dans certains journaux Tâalbi et ses compagnons pour ce qu'elle considérait comme de l'intransigeance et de l'absence de maturité politique. Essafi et Tâalbi sont même calomniés et accusés, sans preuves, par cette minorité de détourner à leur profit les fonds du Parti.

   Découragé, Thâalbi quitte la Tunisie en Juillet 1923 pour un long exil volontaire en Orient, où il pensait trouver un environnement plus propice à ses idées notamment sur l'évolution de l'Islam et celle du monde arabe notamment après la consommation de l'éclatement de l'Empire et du Khalifat Ottoman en faveur duquel il avait, pourtant, milité, au début de son activité politique. Thâalbi laisse à Essafi, à Salah Farhat à Mohiédine Klibi et à leurs camarades le soin de poursuivre la lutte au sein du Destour.

 Tahar Sfar avait pu également avant de partir à Paris, observer la nouvelle résistance qu'allait engager le Destour à travers  ses journaux contre la loi du 20 Décembre 1923 sur les naturalisations, loi dont il saisit le grave danger à terme pour l'avenir de la Tunisie .Pendant les premiers mois de séjour en France de Tahar Sfar,de Habib Bouguiba et de Bahri guiga se déclenchèrent, en Tunisie, de nombreuses grèves ouvrières accompagnées parfois par des incidents graves ,le Destour commençant par appuyer les initiatives de Mhammed Ali pour la création de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens, qui fut une sorte d'embryon du syndicalisme tunisien.  Alors que Tahar Sfar et ses camarades entamaient leurs études à Paris une délégation du Destour composée notamment de Salah Farhat,d'Ahmed Essafi et de Ahmed Tawfik El Madani était chargée de se rendre dans la capitale française pour sensibiliser les députés et sénateurs français sur la situation en Tunisie, critiquer les prétendues réformes du Résident Général,Lucien Saint et présenter un programme de revendications en 9 points. Dans un mémoire intitulé " la question tunisienne" le Destour développe ses idées et explique à une opinion française, inquiète de ce qu'elle appelait alors "le péril rouge",qu'il n'est en aucune façon un allié du Parti Communiste.

  On sait que cette délégation ne fut pas reçu par les responsables français et qu'en Tunisie les autorités du protectorats ,alarmées par l'amplification des grèves, engageaient des actions de répressions et procédaient à l'arrestation des "Agitateurs" en les inculpant "d'atteinte à la sûreté de l'Etat et appel à la haine des races",Mhamed ali , d'autres syndicalistes tunisiens et le communiste Finidori sont ainsi arrêtés et accusés d'avoir fomenté un "complot Destouro-Communite".Ahmed Kassab écrit au  sujet de ce procès, dans son ouvrage "Histoire de la Tunisie ,l'époque contemporaine" :"Le jour de l'ouverture du procès,le 11novembre 1925 des grèves dont la plus importante fut celle des dockers de Tunis,furent déclenchées en signe de protestation.Le procès dura cinq séances devant le Tribunal Criminel de Tunis;Il tourna purement et simplement au procès politique par le caractère même des inculpés et surtout des défenseurs. Me Berthon,député communiste parisien,assistait Finidori et Mhamed Ali,tandis que Es-Safi,Farhat et Djemaïl défendaient les autres  détenus tunisiens.Berthon termina sa plaidoirie par une déclaration retentissante;"En vertu des traités de la Marsa,la France n'a qu'un droit en Tunisie,celui de s'en aller".Lui même n'avait rien à craindre en parlant ainsi, mais les avocats tunisiens tous chefs du Destour,furent très prudents, Ils s'évertuèrent tous à montrer qu'il n'y avait aucune collision entre le Parti Communiste et le Destour.Ils profitèrent de l'occasion pour reparler des revendications destouriennes et pour mettre l'accent sur leur compatibilité avec l'esprit des traités du protectorat.Ils affirmairent solennellement leur loyalisme,par la bouche d'Ahmad Es-Safi:"Nous savons que ,petit pays,la Tunisie ne peut pas être indépendante,qu'elle a au contraire tout intérêt à vivre sous le protectorat français"

  Ils manifestèrent si bien leur loyalisme qu'ils allèrent jusqu'à se désolidariser ouvertement du nouveau syndicalisme et de son promoteur Mhamed Ali.

  Reculade très grave qui permis au tribunal de prononcer un sévère verdict de bannissement contre tous les inculpés: 10 ans contre Finidori,Mhamed Ali et Ayari ;5 ans contre Kabadi,Ghanouchi et Karoui."

 "L'alliance avec les communistes ne donna donc aucun résultat,car malgré leurs dénégations de principe,les destouriens s'étaient réellement alliés a Finidori,sans toutefois oser s'engager à fond dans cette alliance.

 Ils eurent peur,au dernier moment d'une réaction brutale des autorités qui avaient la hantise du péril 'rouge'.

 Déçus donc par cette courte alliance,et après avoir,somme toute,vilainement lâché Mhamed Ali,les destouriens continuèrent seuls leur lutte."

   Le Destour sortit relativement affaibli de cette crise mais le jeune mouvement syndical prenait la relève et une certaine agitation continua dans le pays contraignant ainsi Lucient Saint à promulguer les décrets du 29 janvier 1926 qui limitaient encore plus la liberté de la presse et permettaient de poursuivre plus sévèrement les crimes et délits politiques.

   Les années 1926 à 1930 se caractérisèrent par une relative accalmie dans le combat national de libération de la Tunisie qui attendait un nouveau souffle que ne manquera pas de lui donner une autre génération de militants dés le début des années 30.

    L'historien tunisien Ali Mahjoubi dans son article en langue arabe "Lecture de l'histoire du mouvement national tunisien"(1995) semble vouloir expliquer la mise en veilleuse de l'activité nationale pendant la période 26-30 essentiellement par la relative prospérité économique qui a prévalu à cette époque et notamment celle du secteur agricole, il finit par conclure à une corrélation systématique entre crise économique et vigueur de l'activité du mouvement national tunisien ,je pense pour ma part qu'il n'y a pas que le facteur économique et qu'il faut y ajouter de nombreux autres facteurs, dont notamment l'évolution des idées, l'augmentation du nombre et de la qualité des élites tunisiennes, l'accumulation des expériences et la géopolitique de l'époque.

   les grandes lignes d'une nouvelle stratégie de combat politique, qui se situait dans la continuité du mouvement national tunisien, commençait progressivement à s'échafauder d'une manière informelle au cours des multiples entretiens de Bourguiba avec ses camarades d'études à Paris: tous étaient unanimes pour la nécessité d'un combat de longue haleine qui se fixait comme objectif premier le développement de l'éducation de l'ensemble du peuple Tunisien et comme moyens de réalisation le combat politique pacifique qui n'excluait aucun moyen légitime, combat gradué par la plume, par les réunions de formation politique,  les grands meetings, les grèves et les manifestations encadrées lorsqu'elles ne sont pas interdites enfin et en dernière extrémité le boycott sélectif des produits importés de France et de certains services publics.

  Tahar  Sfar, au cours de ces entretiens ne manquait pas de se référer souvent au combat pacifique et efficace de Gandhi qu'il admirait beaucoup non seulement pour son pacifisme militant d'une efficacité redoutable, mais également pour les valeurs, l'éducation et les messages qu'il diffusait dans son peuple. Education politique et civique que Tahar Sfar considérait, répétons le, comme fondamentale non seulement pour la libération d'un pays mais également pour assurer par la suite la pérennité de véritables institutions démocratiques garantes d'un progrès authentique et reflet réel de la maturité d'une nation.

   En Mars 1931,Tahar Sfar,écrira dans un article publié dans "La Voix du Tunisien" sous le titre anodin de" DOCTRINES ET FAITS NOUVEAUX"à propos de la situation des peuples colonisés "...Sentant qu'ils sont menacés de disparition ,que la misère et la faim les guettent, que la loi de la sélection naturelle se retourne contre eux;eux aussi se rapprochent les un des autres, s'unissent, joignent leurs faibles mains dans un mouvement de solidarité instinctive, puis ce plus en plus consciente, à mesure que s'aggravent les conséquences du régime d'inégalité et de servitude ,toutes ces foules, spontanément unies, finissent par comprendre que malgré la faiblesse ,à laquelle elles sont réduites en tant que producteurs, elles constituent néanmoins une force très grande comme consommateurs,que ce sont, en fin de compte, leurs multiples misères qui donnent naissance à ces richesses éblouissantes qu'elles observent chez les privilégiés, que c'est à eux à faire la loi au lieu de la subir servilement."

"Ces idées, poursuit Tahar Sfar, développées et précisées par l'élite, forment toute une doctrine d'émancipation politique et sociale qui fait irrésistiblement son chemin dans les masses exploitées;GANDHI a attaché son nom à cette doctrine et l'a replacée dans le domaine de l'action.

  Il y a vu un moyen efficace d'arriver d'une manière certaine à la libération des peuples opprimés, SANS RECOURS A LA VIOLENCE et rien que par la mise en oeuvre des forces latentes contenues dans les droits économiques, il y a vu également un moyen habile de faire comprendre aux multitudes asservies combien, au fond elles sont indispensables aux maîtres de l'heure grâce à leur grande surface de consommation d'abord, et à leur importance dans le domaine de la production ensuite. User " du droit de ne pas acheter" apparut aussitôt comme une arme de défense très puissante et un procédé pratique et ingénieux pour s' imposer au respect et obtenir l'abolition d'un régime oligarchique ,fondé sur l'inégalité et

l'arbitraire. L'Inde fut le milieu où l'on fit l'expérience de ces nouvelles formules et où l'on mit à l'épreuve les nouveaux moyens de lutte;les autres pays asservis n'attendirent pas les résultats de l'essai;eux aussi, à l'exemple du peuple hindou ,lancèrent le mot d'ordre de "boycottage , de non-coopération"et de résistance passive." Tel fut le fil directeur de la philosophie politique à la quelle Tahar Sfar resta fidèle durant toute sa courte vie et cela nous fera mieux comprendre les attitudes et les choix de Tahar Sfar, aussi bien, pendant la crise de 1934-35 que pendant le drame de 1938 comme nous le verrons plus tard.

 Dés l'été 1928, Tahar Sfar et Habib Bourguiba sont de retour en Tunisie ils sont déjà adhérents, depuis les dernières années de leurs études secondaires, comme simples militants au  Parti dont le programme politique et dont  les idées, du moins celles qui sont exprimées publiquement se rapprochent le plus de leurs propres convictions. Ce parti était connu sous le nom de" Destour" (constitution) il fut crée depuis l'année 1920 par notamment A.Thâalbi.

  C'est une grande aventure à la fois exaltante et douloureuse qui commence pour Tahar Sfar rentrant au pays avec une licence en droit(5 juillet 1928:matières à option sur lesquels il a été interrogé:Droit Public,Droit Internationnal Public) ,deux certificats de littérature et un premier Prix en sciences politiques qui constitue pour lui, selon ses propres termes une sorte: "d'hommage que je rend à tous mes professeurs."

  Il nous dira dans son journal d'exil à Zarzis qu'il souhaite préparer un doctorat és-sciences juridiques et peut être même un doctorat és- lettres.  les contraintes de ses activités politiques et surtout sa mort prématurée en 1942 empêchera la réalisation de ces projets.

 L'étudiant, qui rentre de France pour se mettre au service de son pays n'a nullement la prétention de jouer aux héros, il se veut, tout simplement, homme parmi les hommes et continuateur, respectueux et reconnaissant, des efforts de ceux qui l'ont précédé dans la lutte nationale;mais sa devise était celle qu'on fait dire à Térence cet enfant de Carthage du deuxième siècle avant J-C  "rien de ce qui est humain ne m'est étranger".

                         

 

 

 

 

Retour à l'accueil