TAHAR SFAR UN ETUDIANT  ET UN LEADER QUI SORT DE L'ORDINAIRE

1903_1938

TERENCE: « RIEN DE CE QUI EST HUMAIN NE M'EST ETRANGER... »

 

 C’est dans une presqu'île merveilleuse de la côte est de la Tunisie, dénommée depuis la nuit des temps « Cap-Africa » et sur laquelle fut édifiée la première capitale de la dynastie musulmane des Fatimides, Mahdia, que naquit mon père un 12 novembre de l'an 1903 dans une famille dont les origines remontent à la première vague d'occupation ottomane  et qu'on pouvait considérer comme appartenant à la classe moyenne selon la signification et les caractéristiques actuelles de cette catégorie sociale.

   Mon grand père Mustapha notaire, à l'époque, bien connu et respecté dans sa ville, choisit pour son deuxième fils le prénom de Tahar, «  le pur », après avoir donné la préférence pour son aîné celui de Sadok «  celui qui dit la vérité » respectant ainsi  une symbolique qui mettait en exergue dans le choix des prénoms les valeurs sociales qu’on souhaitait promouvoir dans la communauté.

   La famille Sfar, tant sa branche « tunisoise » que sa branche « mahdoise » serait – selon les informations recueillies auprès de mon grand-père maternel Mohamed Sfar - la descendante d'un officier d’origine macédonienne de l'armée turque (l'équivalant d'un général de corps d'armée ) qui fit partie des premiers officiers de l'occupation ottomane et qui fut en garnison pendant quelques temps à Tunis, où il contracta un premier mariage avant d'être affecté à la défense de la ville de  Mahdia où il résida le plus clair de sa vie, contractant d'autres mariages avec des femmes du pays et effectuant des missions de pacification ou de reconnaissance sur l'ensemble du sud tunisien plus particulièrement, avec semble t-il, des incursions jusqu'en Tripolitaine (actuelle Libye) où il aurait  guerroyé avec succès.

L’historien tunisien Ahmed Ibn-Abi-Diaf ,  dans son célèbre ouvrage « Ithaf Ahli azaman » achevé en 1872, signale parmi les péripéties sanglantes et les querelles pour le pouvoir des premières années de l’occupation de la Tunisie par les troupes ottomanes, la rivalité qui a opposé «  Othman Dey » prétendant au pouvoir dans la capitale à « Sfar Dey » au alentour de l’année 1591.( Deuxième partie du Tome I, page 28 de l’édition du Ministère tunisien des affaires culturelles préfacée par le Ministre de la culture A. Hermassi.)

   Les  familles Sfar sont nombreuses dans la ville de Mahdia, à tel point, qu'il a fallu ajouter un deuxième nom pour distinguer des familles dont le lien de parenté précis avait disparu tant de l'état civil que de la connaissance des anciens généalogistes.

   J’ai gardé des souvenirs d’enfance très vivaces notamment  de mon grand-père maternel, Mohamed Sfar, notaire également de profession, qui, parfois sans s'en rendre compte, se laissait aller à grommeler en prononçant quelques mots en langue turque, quand, enfants turbulents, nous finissions, mes cousins et moi, par le mettre hors de lui par notre tintamarre en jouant dans la cour de sa maison de Rédjiche, dans la banlieue de Mahdia.

   Mon grand père paternel Mustapha, formé exclusivement à l'Université Zaytuna de Tunis était comme la grande majorité des  tunisiens à l'époque très attaché à nos traditions arabo-musulmanes, ce qui l'a amené à veiller, souvent avec sévérité, à donner à ses enfants une éducation respectueuse des valeurs que la communauté des « Mahdois » considérait devoir être celle de l'honnête homme, ,citoyen modèle pour la Cité. Il a tenu à apprendre lui-même, à  ses sept enfants (quatre garçons et trois filles ) les premières « sourates » du Coran avant de les inscrire dans le « Kuttab » du quartier, petite salle jouxtant la salle de prière d’une petite mosquée, et qui faisait office d'école maternelle. Le répétiteur ou «  Muadib » de Tahar Sfar au « Kuttab » fut le cheikh Hassen Fodda, une personne de solide culture islamique qui habitait dans la même rue que celle où se trouve la maison de mon grand-père.

   Ma grand mère « Aïcha », dont l'origine  est également turque(elle est née d'une famille dénommée jusqu'à ce jour « Turki »),avait un don particulier pour raconter à ses enfants, puis à ses petits enfants les versions pudiques des comtes des "milles  et une nuit" les faisant vivre ainsi un monde merveilleux et contribuant ,sans le savoir, à développer en eux la faculté du rêve et celle de l'imagination créatrice.

 A l'école primaire « franco-arabe » de l'époque mon père sortant d'un cocon familial très protecteur a eu, semble t-il, quelques difficultés d'adaptation dans un nouvel univers où il découvrait, pour la première fois, les contradictions entre les messages éducatifs inculqués par ses parents et la réalité des comportements humains, même dans celle du monde de l'enfance. Il a eu la chance d'avoir parmi ses enseignants à l'école le Cheikh Mohamed Abdessalem, le père de M Ahmed Abdessalem qui fut le premier recteur de l'Université de la Tunisie indépendante. Cheikh Mohamed Abdessalem qui enseignait à l'époque surtout "l'éducation islamique "expliquait déjà à ses élèves que l'Islam était avant tout tolérance ,ouverture d'esprit, encouragement à la maîtrise du Savoir,et attachement à une éthique porteuse de Valeurs Universelles;déjà il avait le courage de dire à ses élèves que  l'islam devait constamment faire l'objet de réflexions des "Fakihs" pour l'adapter à l'évolution de la société et notamment au progrès de la science.Plusieurs générations de Mahdois transitant par l'école primaire de Mahdia,sont redevables au Cheikh Mohamed Abdessalem de cette foi sereine et tolérante, de cette très forte conviction en une impérieuse nécessité de recourir à "El-Ijtihad" pour que l'Islam ne devienne pas un prétexte à l'archaïsme , au sous développement , à l'asservissement de la pensée et au fanatisme.

  Tahar Sfar ne s'est révélé à l'école que tardivement nous,ont rapporté, certains de ses instituteurs et de ses camarades de classe , et ce n' est qu' en année terminale   de l'école primaire de Mahdia que,Tahar Sfar s'est brusquement distingué par ses bons résultats scolaires: Aussi c'est avec panache  qu'il accéda à la première année de l'enseignement secondaire du Collège Sadiki où il effectua un cursus remarquable se faisant attribuer  dans les différentes matières enseignées des Prix d'honneur. Après le Diplôme de fin d'études du Collège Sadiki, Tahar Sfar a été inscrit au Lycée Carnot de Tunis  à la première année du baccalauréat. Sa maîtrise de la langue arabe et celle de la langue française s'affirmèrent davantage et sa grande passion pour la lecture des grands maîtres tant de la pensée arabe que  française lui fit découvrir précocement la grande richesse des idées qui agitaient les élites du Monde. Cela fut possible particulièrement grâce aux facilitées qu'il a obtenu auprès de la bibliothèque nationale et de la bibliothèque de l'Association la Khaldunya toutes deux au souk El Attarine.

Tahar Sfar quitta le lycée Carnot un an avant Habib Bourguiba, avec un baccalauréat série philosophie et, malgré sa participation à un voyage d'études et de sensibilisation à Paris sous la conduite de ses professeurs du lycée et nonobstant les recommandations unanimes de ses maîtres pour continuer ses études à la Sorbonne, il répond au désir de mon grand-père et accepte la proposition qui lui était faite, à sa sortie du lycée, d'assurer  la direction de l'Ecole "El-Arfania"à Tunis, rue El-Ourghi, pour y engager de profondes réformes.

   Il s'agissait d'une école libre crée par la Société Musulmane de Bienfaisance et dont  certains membres éminents du conseil d'administration, comme, Taïeb Radouane et El-Arbi Mami, n'étaient satisfaits ni des résultats scolaires ni de la gestion administrative et financière. Un des principaux membres de ce conseil, Si El-Arbi Mami  (le parent où peut être même le père du martyr le docteur Abderrahmen Mami qui fut assassiné par la "main rouge" pendant les années 1950) une personnalité très estimée à la Marsa, ami de mon grand père Mustapha et qui fut une sorte de correspondant très attentionné pour mon père pendant ses études à Sadiki et à Carnot à telle enseigne qu'il le considérait comme son fils, influa plus particulièrement sur lui, pour achever de le convaincre de répondre favorablement à cette sollicitation qui lui permettait de mettre en pratique ses idées sur la réforme de l’enseignement. 

  Tahar Sfar pensait déjà à l'instar de la grande majorité des intellectuels tunisiens de l'époque, que l'avenir de son Pays passait par le développement d'une éducation "moderne" auprès de toutes les couches de la population, il était plus particulièrement influencé par la pensée et les idées du visionnaire "Ibn Khaldoun" sur l'éducation ,la formation ,les sciences et les déficiences de l'enseignement dispensé, en son temps dans le monde musulman ; il accepta de sacrifier momentanément la poursuite de ses études supérieures pour diriger l'école libre El-Arfania et mettre ainsi en pratique ses idées sur les réformes de l'éducation. Dés le premier trimestre de l'année scolaire les principaux membres du conseil constataient avec satisfaction les changements intervenus et les progrès réalisés à l'exception de ceux qui trouvaient peut être leurs comptes dans les errements de l'ancienne gestion et qui me manquèrent pas de tenter une cabale contre celui qui apportait de la transparence notamment dans la gestion financière de l'établissement. Cela fut l'occasion pour mon père d'être confronté, pour la  première fois de sa vie, à l'ingratitude des partisans du statut-quo.. Cette cabale fut également l'occasion  pour les "réformateurs", qui ont fait appel à mon père, de rédiger et d'éditer un petit fascicule en langue arabe ayant pour titre "Pages blanches et pages noires", explicitant l'intérêt des actions engagées avec succès  à la satisfaction quasi-générale, même celle des élèves et cela malgré les efforts supplémentaires que leur demandaient les nouveaux programmes d'enseignement. l'appui des membres consciencieux du conseil permit à Tahar Sfar de surmonter sa première déception dans la vie et de mener à terme son action de mise en place et de démarrage des mesures d'assainissement et de modernisation."Nulle décision, nous dit André Démeerseman dans son livre sur Tahar Sfar, n'est plus révélatrice du désintéressement fondamental et du besoin de dévouement de Tahar Sfar...Se voyant encouragé dans son dessein par des hommes qui appréciaient sa double culture et sa science pédagogique, ce jeune homme de 19 ans se révéla un directeur d'école étonnant. Avec un instinct sûr, il soigna les plaies de l'organisation: niveau culturel des instituteurs,  administration, programmes et méthodes.

   Des instituteurs, il exigea les connaissances, les diplômes

( pour les instituteurs par exemple: le tatwie, le diplôme d'études secondaires de la Grande Mosquée ou le baccalauréat) et la valeur morale. Il leur garantit en contre parti un traitement convenable. Jusque là ,à cause de la modicité de ses ressources et de son orientation vers l'aide matérielle, la Société de bienfaisance avait cherché des instituteurs"à bon marché". Des élèves, il réclama un effort de pensée personnelle et leur imposa un programme de langue arabe (langue,littérature,coran,exégèse,hadiht),

de langue française, de sciences positives. Bref il mit en jeu les ressources inépuisables de son talent. Tahar Sfar se maintint à sa place de directeur jusqu'en juillet 1924.Le 24 février ,il présentait  un rapport qui eut un certain retentissement; mais il ne tarda pas à donner sa démission ,parce qu'il ne jouissait plus de la liberté nécessaire à sa fonction...Au total, le bilan était loin d'être négatif: cette expérience de dévouement librement choisie lui avait permis de mieux tracer sa voie."Nous pouvons ajouter ,à ce que dit Demeerseman, que les idées Ibn Khaldoun et ses nombreuses réflexions sur le système éducatif ont été d'un grand secours pour Tahar Sfar dans cette mission de formation, lui qui aimait lire et relire ce philosophe arabe du XIVe siècle qui fut bien en avance sur son temps et qui, par notamment ses réflexions pédagogiques et méthodologiques, contribua à développer cette prise de conscience collective des élites tunisiennes dans l'importance d'une éducation rationaliste et ouverte sur la science et la culture. 

  Conseillé ,toujours, par ses professeurs-qui avaient déjà recommandés depuis 1922 de l'envoyer en France ,avec une bourse du Collège Sadiki,- et très encouragé par Habib Bourguiba,qui venait d'obtenir son baccalauréat et qui était déjà un grand ami depuis Sadiki, Tahar Sfar finit par se rendre à Paris,la même année que Bourguiba, pour suivre aussi bien les cours de la licence en littérature française que ceux de la licence en droit: Rien ne vaut la lecture des souvenirs de Tahar Sfar rédigés pendant son exil, en 1935, dans le Sud tunisien à Zarzis pour restituer au lecteur l'état d'esprit et la psychologie de cet étudiant pas ordinaire qui a su mener à bien des études assez  diversifiées et nourrir sa grande passion pour des lectures très  éclectiques tout en livrant libre cours à son penchant naturel pour la méditation et même on peut le  dire pour la rêverie, tout cela avec des activités politiques qui se dessinaient déjà à travers sa participation aux travaux préparatoires du groupe constitutif de l'Association des Etudiants Musulmans du Maghreb Arabe, et à travers son assiduité aux nombreuses conférences de caractère politique, économique et culturel dont foisonnait le Quartier Latin: "Assis sur un tertre couvert de verdure, de fleurs jaunes et de coquelicots écarlates (il s'agit de la campagne de la ville de Zarzis) ,je me suis amusé à faire naître mes souvenirs de vie parisienne;nous raconte Tahar Sfar, je me rappelais, nous dit‑il, mes longues promenades le long des boulevards (Sébastopol,Observatoire,Denfert-Rochereau,etc...),  mes rêveries au jardin du Luxembourg, au jardin des plantes, au Parc Montsouris, les noms des hôtels que j'ai habités tour à tour ,leur situation, la position de la chambre que j'occupais dans chacun de ces hôtels, la disposition du mobilier dans ces chambres, mes voyages à Versailles, au Bois de Boulogne, à Antony ,à Bourg la Reine, à Robinson, mes flâneries dans les rues, mes visites aux musées, mes veillées aux cafés de Montparnasse. A Paris j'étais partagé entre l'étude et la flânerie;je vivais constamment dans l'air surchauffé des bibliothèques(Faculté de Droit, Sciences Politiques ,Sainte Geneviéve, etc..)ou dans l'atmosphère des rues et des routes;il m'arrivait souvent la nuit de traverser Paris ,de marcher dans cette grande ville, au hasard, sans but, sans destination ,sans itinéraire ,passant des rues étroites et obscures aux grands boulevards étincelants de lumière ,pleins d'une foule bruyante, du bruit strident des véhicules, Quand il fait beau temps ,ce sont de longues promenades au dehors, dans la banlieue, en pleine campagne ,ou au milieu des chantiers ouvriers.   Mes changements fréquents d'hôtel m'ont permis de connaître différents quartiers, différents modes d'existence. je ne détestais rien de plus que de passer mon temps dans un café ou un dancing; quand je n'étudiais pas, j'aimais à me promener, à marcher; et très souvent, il m'est arrivé d'étudier ,de réviser mes cours en marchant, au milieu de la cohue et du bruit de la rue."

  Un peu plus loin Tahar Sfar nous cite le mon des hôtels et l'adresse des chambres où il a séjourné:"A Antony et à Bourg la Reine avec ses camarades Bahri Guiga et Aloulou,à la Cité Deutch de la Meurthe où il occupe la chambre libéré par son camarade Habib Bourguiba..On voit ,nous dit toujours Tahar Sfar,que outres mes pérégrinations et promenades mes études me transportaient de  la Faculté de Droit,à la Faculté des Lettres,Place de la Sorbonne,et de celle-ci à l 'Ecole des Sciences Politiques, Boulevard Saint-Germain, rue Saint Guillaume; j'allais aussi quelquefois, au cours de la 3e année, à l'Ecole des Langues Orientales."Mes distractions furent, outre les promenades, le théâtre et quelquefois le cinéma;j'ai assisté à des représentations de la Comédie Française,du Claye, du Théâtre de la Renaissance, de l'Ambigu, du Théâtre des Variétés de l'Odéon, du Gymnase et de quelques autres théâtres;jamais je n'ai mis les pieds dans un dancing ou un casino ,sauf une seule fois au Moulin Rouge...;je regrette de ne pas être allé aux Folies Bergères, où , dit-on, il y a des spectacles ravissants".

A Paris, Tahar Sfar hésita pendant sa première année universitaire entre une carrière de professeur de lettres et de philosophie, qui semblait mieux correspondre à sa vocation naturelle, à ses dons pédagogiques innés et à sa passion intense pour la lecture, et une carrière dans le Barreau, où le métier d'avocat lui offrirait plus d'occasions d'être en contact avec le vécu quotidien de ses concitoyens, et d'être également plus disponible, et mieux préparé à un combat dont il entrevoyait déjà les prémisses et esquissait avec Bourguiba les  grands axes, mettant déjà l'accent sur l'importance de l'exclusion de  l'utilisation de la violence en politique ,et essayant, aussi, de tirer des leçons des efforts de tous ceux qui les ont précédé dans la voie des réformes et de la lutte politique pour le rétablissement de la souveraineté de la Tunisie. On retrouvera les traces de cette conception des modalités de la lutte dans certains des nombreux articles que publiera Tahar Sfar de 1931 à 1938 notamment dans" La Voix du Tunisien" d'abord, dans "L'Action Tunisienne" ensuite:

A titre d'exemple citons d'ores et déjà ces deux extraits assez significatifs:

-           sous le titre "La Souveraineté Tunisienne",Tahar Sfar nous dit "...Le monde ,certes ,n'est pas gouverné par la Raison et par la logique, et ici comme en beaucoup d'autres choses, ce sont les forces en présence qui ont déterminé l'évolution du protectorat et qui ont imprimé aux institutions tunisiennes leur véritable direction. Par les textes aussi bien que par la pratique quotidienne,la souveraineté a été amputée de ses attributs essentiels et vidée pour ainsi dire de sa propre substance; de multiples atteintes lui ont été portées, soit d'une manière nette et précise à la suite de lois qui consacrent de véritables amputations, soit d'une façon insensible et progressive par le phénomène de l'usure des institutions tunisiennes et leur dépréciation....Et il appartient alors au peuple protégé, conscient de ses droits, d'élever la voix, pour rappeler à la nation protectrice ses engagements et lui demander de veiller à l'application des traités qu'elle a promis solennellement de respecter."

-             -Sous le titre encore de "La Souveraineté Tunisienne en Droit".Tahar Sfar, nous dit aussi, en citant des juristes français:" En ce qui concerne la Tunisie,si l'on se rapporte aux deux traités du 12 mai 1881 et du 8 juin 1883,on constate qu'en droit, l'autorité de la puissance protectrice est des plus restreintes et qu'elle ne s'exerce que sous une forme très atténuée, le Traité du Bardo laissait au Bey son entière autorité au point de vue intérieur, et le Traité de la Marsa n'est venu la modifier qu'en la limitant par le droit accordé à la France de mettre en oeuvre les réformes qui lui paraîtraient utiles, mais avec obligatoirement, l'assentiment du Bey.. »

  Dés la fin de la première année universitaire,( juin 1924) Tahar Sfar optait pour  une carrière dans le barreau tout en n'excluant pas, pour le futur, l'enseignement surtout du Droit et de l'Economie Politique .Il nous dira plus tard dans ses mémoires d'exil à Zarzis :"En m'analysant assez profondément, il me semble que je suis composé d'une personnalité double et juxtaposée ,l'une éprise de vie rangée, concentrée, méditative, amoureuse de solitude, de calme, de recueillement; l'autre au contraire emportée par la fièvre de l'action, pleine d'ambition ,prise par le désir de bâtir, de vivre d'une vie intense, de s'étourdir par l'activité débordante, les relations, les fréquentations, de se multiplier et de se diversifier en mille nuances et de mille manières. Et tour à tour dans mon existence passée, soit à Mahdia, soit à Tunis, soit en France, j'ai été l'une et l'autre de ces personnes-là".

 Habib Bourguiba ne nous a pas parlé  des idées et de la vision pour l'avenir de la Tunisie dont il avait largement débattu avec son camarade d'études et surtout pas des différences notoires entre leurs deux personnalités et cela, nonobstant, la profonde connaissance qu'il avait de la pensée et de l'itinéraire intellectuel de celui qui resta son fidèle ami dans l'adversité même lorsqu'il ne partageait pas certains de ses choix, ou  certaines de ses initiatives: Tahar Sfar, pour sa part, a souvent  signalé à mon grand père Mustapha que Bourguiba semblait,    pendant la période de leurs études du moins, apprécier la confrontation libre  des idées et qu'il se disait complètement d'accord avec lui pour faire en sorte que le combat politique qu'ils comptaient entreprendre ensemble devrait être une occasion privilégiée pour l'enracinement de mentalités propices au développement d'une authentique démocratie dans une Tunisie maîtresse de son destin; et ce n'est pas sans raison profonde que Tahar Sfar avait  introduit son discours d'ouverture du Congrès constitutif du "Neo-Destour"à Ksar-Helal en 1934 en insistant sur le caractère fondamentalement démocratique que doit revêtir l'action du nouveau parti «  à l'instar des partis réellement démocratiques de certains pays occidentaux ».

 A ce stade de notre narration, nous pouvons souligner déjà, qu'Edgar Faure rapporte dans ses mémoires(tome 2 pages 192 et 194 ) que lors de la première audience qu'en tant que chef du gouvernement français il accordait à Bourguiba un jeudi du 21 avril 1955, l'entretien avait commencé par une introduction dont Tahar Sfar était le centre. "notre conversation ,nous raconte Faure,trouva d'emblée son point d'harmonie: nous avions, l'un et l'autre, fréquenté à la même époque la faculté de droit de Paris, quoique avec un certain décalage entre nos années de scolarité;...je lui parlai de son compatriote Tahar Sfar qui collectionnait les prix dans les concours de fin d'année où je  récoltais d'honorables accessits. Tahar Sfar n'avait pas retrouvé dans sa carrière professionnelle le rythme bondissant qui l'avait soulevé dans ses études. Avocat à Tunis ,il y végétait  car les grandes causes vont dans ,les cabinets français.".

   Nous nous souvenons, tous, jeunes et adultes tunisiens, à l'époque, de cet entretien historique du 21 avril 1955 à Paris entre E. Faure. chef du gouvernement français et H Bourguiba chef du Néo-Destour;entretien destiné à tenter de dépasser les réserves qui bloquaient encore les négociations, sur certaines dispositions du texte des conventions, qui ont constitué ce qu'on a dénommé"protocole d'accord" de l'autonomie interne de la Tunisie. Habib bourguiba était alors pour la première fois reçu officiellement, par le chef du gouvernement français, quoique encore uniquement chef du Néo-Déstour, ce qui devait signaler déjà a tous sa qualité de "décideur incontournable pour les grands changements qui se préparaient dans les relations Tuniso-Françaises."  Quand en 1985, alors que j'étais ministre de la Santé, Edgar Faure,de passage en Tunisie,où il aimait souvent venir, me remis un exemplaire dédicacé du deuxième tome de ses Mémoires il ne manqua pas de me signaler que jusqu'à une date relativement récente il  ignorait les circonstances de la mort de mon père et il ne comprenait pas pourquoi Bourguiba ne lui en avait pas parlé alors que le cursus universitaire et les grandes qualités de "cette grande figure tunisienne" ont été évoqués à plusieurs reprises en préambule de ce premier entretien historique avec Bourguiba. E.Faure semblait persuadé à l'époque que Tahar Sfar encore vivant devait jouer un rôle important dans la Tunisie nouvelle. Je laisserai le soin, aux historiens de métier, d'expliquer les raisons certainement d'ordre psychologique qui ont fait que Bourguiba n'a jamais parlé ni en public ni en privé du contexte dans lequel Tahar Sfar est mort sauf pour nous dire "combien il regrette d'avoir entraîné ce grand penseur avec lui dans la tourmente politique". A l'occasion de ses diverses conférences sur son combat politique alors qu'il était chef de l'Etat, Bourguiba a rarement témoigné objectivement de l'apport et du rôle de ses compagnons de lutte, il s'est même permis d'affirmer dans ses diverses déclarations publiques que Tahar Sfar, à l'instar du Docteur Mahmoud Materi , de Bahri Guiga, du cheikh Tâalbi et d'autres militants, aurait été en quelque sorte, un témoin à charge , pendant les interrogatoires du procès des responsables du Néo-Destour après les  événements du 9 avril 38. Ces affirmations se fondaient sur une interprétation partisane des faits et sur la base d'une lecture, à mon avis, quelque peu subjective des procès verbaux des interrogatoires de ce procès; Bourguiba a même affirmé que ses camarades de combat se sont reniés devant le juge d'instruction, alors qu'une lecture attentive des procès verbaux montre avec évidence que les camarades de bourguiba n'ont fait que confirmer, ce qui était connu de tous à l'époque, à savoir, les différences de point de vues qui sont apparues avec Bourguiba ainsi que d'autre camarades de lutte sur la manière de conduire l'activité du Parti, plus particulièrement, avant et pendant les événements du 8 et 9 avril 38.  J'apporterai dans le chapitre suivant de cet ouvrage un témoignage qui pourrait faire l'objet de débats sereins et ouverts à d'autres interprétations que celles que j'apporte, pour faire un peu plus de clarté au sujet des tragiques événements qu'a vécu la Tunisie le 9 avril 1938 et sur lesquelles les historiens et même certains militants du Néo-Destour,à juste titre d'ailleurs, continuent à se poser encore plusieurs questions."S'agit-il,en ce qui concerne la journée du 9 avril, d'un mouvement de révolte spontané récupéré par le parti? S'agit-il, plutôt, d'une manifestation bien organisée et encadrée par le parti comme il savait et pouvait le faire, surtout depuis sa création en 1934 et comme cela a été le cas d'une manière indiscutable pendant la journée du 8 avril 1938? S'agit-il d'une action mûrement réfléchie, décidée par Bourguiba sans l'accord, de l'ensemble des membres du Bureau Politique, s'inscrivant dans une stratégie pour le long terme et dont le parti devait assumer toutes les conséquences?

 Les procédures démocratiques pour décider de l'orientation du Parti et du programmel de ses activités, dumoins, les plus importantes,- procédures que tous les responsables du bureau politique de l'époque, s'étaient engagés solennellement à observer,- ont t'elles été respectées pour le déclenchement des manifestations, et surtout celles du 9 avril, s'il s'avère que celle-ci avait été organisée? Autant, de questions qui méritent encore la poursuite des investigations, des réflexions, et des recherches me semble t-il.

  L'ancien syndicaliste, l’ancien chef scout et le sympathique éducateur que fut notre camarade Boubaker Azaïz se pose publiquement, jusqu'à une date toute récente, des questions similaires dans les colonnes de la revue "ESSABIL" l'organe de langue arabe des scouts tunisiens dans un numéro de l'année 1996 sous le titre"Autour des événements du 9 avril.un point d'interrogation?"...Nous y reviendrons...

 Mon père passait ses vacances universitaires souvent dans sa ville natale Mahdia, il ne manquait jamais de répondre notamment aux invitations de l'association culturelle El-Nachia El-Adabia, qui à été crée dés l'année 1922, pour organiser et animer des causeries et des conférences aussi bien de caractère littéraire qu'historique et scientifique, il expliquait entre autre à ses cadets ce qu'il considérait être les facteurs essentiels et déterminants du progrès des collectivités humaines en mettant toujours l'accent sur l'importance de l'enracinement dans les valeurs universelles, du civisme collectif, de la nécessaire maîtrise des sciences, et de l'esprit d'organisation et de méthode. Il rappelait ,dans le détail, l'apport arabo-musulman au savoir universel et explicitait les voies qui, selon lui peuvent conduire notre pays vers un progrès authentique. .Parfois Habib Bourguiba venait rejoindre son camarade à Mahdia dans la maison de mon grand père dans la proche banlieue de la Médina dans un quartier dénommé à l'époque "Le Rémel" et dans la rue qui porte aujourd'hui, le nom de Jean Roux, un journaliste et écrivain français qui aida beaucoup par sa plume la Tunisie et Bourguiba dans la phase ultime de libération du Pays .

  Quoique de personnalité, et de tempérament fort différent, Tahar Sfar et Habib Bourguiba avaient une grande et sincère estime l'un pour l'autre; ils se complétaient souvent dans les analyses qu'ils effectuaient tant sur l'actualité politique en Tunisie qu'en France. Pendant toute la période couvrant leurs études à Paris c'est à dire de 1924 à 1927 ils avaient en effet très souvent de longues discussions ,tant à Paris que pendant leurs vacances à Mahdia sur des thèmes très divers et plus particulièrement sur la situation politique, économique et sociale qui prévalait en Tunisie ainsi que sur les grands courants qui agitaient le monde en ce premier quart du XXé siècle.

   Certains témoins des" causeries" des deux amis nous ont signalé le net ascendant qu'avait Tahar Sfar sur son camarade en raison notamment de son érudition, de sa grande capacité d'analyse et de synthèse ,de son honnêteté aussi bien intellectuelle que matérielle et de l'authenticité de son abnégation envers son pays. Cet ascendant semble avoir trouvé son apogée quand Tahar Sfar avait été amené à user, avec succès, de toute sa force de persuasion pour convaincre son ami de ne pas suivre "les bons conseils de ceux qui lui recommandaient de ne pas s'encombrer d'un enfant"(qui fut son fils unique) alors qu'il n'avait pas encore achevé totalement ses études et qu'il se préparait à un long combat. Habib Bourguiba ne nous a rapporté de ses entretiens avec Tahar Sfar que certaines des plaisanteries qui égayaient parfois leurs veillées et leurs promenades en mer à Mahdia; il aimait plus particulièrement répéter chaque fois que le nom de Tahar Sfar était évoqué en sa présence-- pour détendre l'atmosphère autour des personnes qu'il invitait à sa table de Président de la République-- ,comment il s'est employé à démystifier l'admiration qu'aurait eu mon père pour une guérisseuse à Mahdia qui soignait ,à l'époque ses visiteurs malades en faisant, chaque fois, sortir de  leurs yeux ou de leurs doigts  soit des débris de verre soit des vers de terre: Bourguiba raconte qu'il eut l'idée de se faire blesser légèrement un doigt et s'est rendu en compagnie de mon grand père et de mon père à la consultation de celle qu'on dénommait alors "Essghaïra" et qui comme à l'accoutumé fit sortir  du doigt de Bourguiba les habituels débris ; devant l'hilarité générale notre guérisseuse sans être désarçonnée le moins du monde affirma à ses consultants "que c'était certainement de très anciens morceaux de verre et Dieu dans grande miséricorde a bien voulu en ce jour heureux en débarrasser le corps de Bourguiba pour son grand bien, et pour lui assurer une longue vie".    

   Tahar Sfar, pour sa part, quand en famille on évoquait le nom de Bourguiba, aimait  rappeler, me disait souvent mon grand père Mustapha, l'importance qu'avaient revêtu pour lui ses débats d'idées très variés et ses discussions libres et très animées tant avec Habib Bourguiba qu'avec ses autres camarades notamment pendant ses études à Paris, car disait-il, “ la vérité est une quête permanente et j'éprouvais toujours une grande sérénité chaque fois que j'avais l'occasion de confronter mes idées et mes impressions avec les autres. ”. Certains de ses camarades disaient de Tahar Sfar qu’il “ philosophait trop ” !

   A Demeerseman dans son livre sur Tahar Sfar " Là-bas à Zarzis et maintenant" édité par la Maison Tunisienne de l'Edition en 1969 nous dit ceci:" Que Tahar Sfar soit un philosophe, personne n'en doute, mais qu'on veuille le faire passer pour un poète, l'affirmation pourra paraître paradoxale. Elle correspond pourtant à la stricte vérité. Si l'on admet avec André Rousseaux, que tout homme est un poète possible, on peut discerner aisément ce que sont chez Tahar Sfar les conditions qui prédisposent à la conception lyrique: L'IMAGINATION ET LA SENSIBILITE.  L'imagination lui permet d'évoquer le passé en GRANDES FRESQUES MAJESTUEUSES et d'avoir LA VISION PREMONITOIRE DE L'AVENIR. La sensibilité lui donne d'être péniblement et douloureusement affecté par l'ingratitude et l'incompréhension des hommes, Il décrit avec une émotion communicative la misère du peuple tunisien, il a l'intuition fulgurante  du tragique de la condition humaine. Cependant la fidélité à son propre témoignage, si elle nous permet de croire qu'il a aimé la poésie ,invite à ne pas le classer dans la catégorie des artistes purement imaginatifs. Sa pente l'entraîne ,avoue-t-il, vers la philosophie, la science. Mais est-ce là un argument décisif? Que chez lui les images se spiritualisent et se transforment en idées qui s'adressent à l'intelligence, serait-ce là un indice probant de l'absence d'une vocation poétique? C'est le contraire qui est vrai. UNE PENSEE  AUSSI PUISSANTE QUE LA SIENNE CAPABLE DE REPRENDRE CONTACT AVEC LES DONNEES ESSENTIELLES DES PROBLEMES, D'ATTEINDRE LE COEUR DES CHOSES, N'ETAIT-ELLE PAS NORMALEMENT APPELEE A LA COMPREHENSION POETIQUE DE LA VIE?  POUSSÉ QU'IL ETAIT VERS L'OBSERVATION INTERIEURE? SOUCIEUX PAR SURCROIT DE VALEURS VRAIES, ANXIEUX JUSQU'A L'ANGOISSE DE LA CONDITION HUMAINE,IL N'ATTENDAIT EN VERITE QU'UNE CIRCONSTANCE FAVORABLE POUR EXPRIMER CE QU'IL PORTAIT EN LUI...".

  Il serait fastidieux et difficile de donner une liste complète des écrivains, penseurs, historiens,hilosophes et spécialistes d'autres disciplines qui ont influencé la pensée et le comportement de Tahar Sfar tant les  lectures dont il a laissé la trace souvent sous forme de résumés succincts, étaient nombreuses, mais on peut en toute certitude affirmer qu'outre les grands classiques du"siècle des lumières" comme Montaigne, Rousseau et Voltaire et outre les grands romantiques, le philosophe Henri Bergson (1858-1942) et l'historien, père de la sociologie moderne, Ibn-Khaldoun (1332-1406) pour ne citer que ces deux-là eurent une influence non négligeable sur sa  conception profondément humaniste de l'évolution de la Cité idéale, pour laquelle il voulait combattre dans son pays dés la fin de ses études. La vision universaliste khaldounienne de la société humaine tel que décrite dans la Muqaddima constitue une sorte de trame de fonds de la pensée de Tahar sfar.

  Il aimait, en dehors d'Ibn-Khaldoun et de Bergson,   lire et relire pour le plaisir nous disait-il, Tawq al-hamàma d'Ibn Hazm , Kalila wa Dimna d'Ibn Al-Muquaffa, Al-Fawz-al-Asgar de Miskawayh ainsi que le journal de route de ce grand voyageur arabe que fut Ibn-Battouta, qui nous a laissé un incomparable panorama de l'Univers au 14é siècle. Tahar Sfar aimait également revenir souvent aux oeuvres D'EL-Jahid, Del-Mouttannabi , d'Abou-Firas El-Hamdani....,de Pascal, de Victor Hugo, de Tolstoï , de Musset....; Il montrait, en matière de pensée politique, une grande admiration pour les idées et le style de combat préconisé par Gandhi en Inde et il s'est laissé imprégner par les premiers théoriciens de "la science politique" que fut Montesquieu, Tocqueville, Sièyes, John Stuart Mill et d'autres encore.. Ce sont ces penseurs qui lui ont fait croire en l'impératif de la formation dans son pays pour sa libération "du citoyen actif, vertueux ,disponible, intéressé aux affaires publiques et participant actif".

 Tahar Sfar a, certes, lu le "Prince" de Machiavel, mais il a été révolté par le cynisme de ce conseiller-penseur, il avait replacé les" recettes et conseils" de l'éminence grise des Médicis dans le contexte de leur époque de la" République de Florence" dominées par les intrigues et les conflits entre principautés ; il a toujours cru, peut être naïvement, que le processus démocratique-aussi imparfait qu'il soit- qui commençait à se développer dans le monde devait conduire inéluctablement sur le long terme à la négation du « Machiavélisme » que beaucoup d’hommes politiques érigent encore hélas en " art de gouvernement".

  Tahar Sfar était profondément convaincu que l'humanité devait progresser notamment par la réhabilitation de la morale dans l'activité politique, il ne pouvait pas concevoir de progrès authentique et durable dans la société sans le triomphe de la vertu.

 Tahar Sfar, nous a laissé dans ses cahiers de notes, des traces des cours qu'il avait suivi à Paris, ainsi que les noms de certain de ses professeurs: Nous savons qu'il a suivi, en 1927, le cours intitulé "la vie politique et le rôle de l'Administration" de M Préhat, à l'Ecole des Sciences Politiques, comme il a suivi les cours, de M Le Fur en Droit Public International, celui de M Jéze en Droit Public, celui de M Capitant en Droit Civil, celui de M Truchy en Economie Politique, celui de M Berthélemy en Droit Administratif et celui de M Deroy en Finances Publiques à la Faculté de Droit; il a également assisté à certains cours sur la psychologie de l'art du professeur Henri Delacroix à la Sorbonne. On sait que J-P Sartre présenta en 1927,sous la direction du professeur Delacroix un diplôme d'études supérieures intitulé"l'Image dans la vie psychologique: rôle et nature", Tahar Sfar s'est peut être ainsi trouvé parfois assis, sans le savoir sur les bans des mêmes  amphis que le futur grand philosophe et romancier français qui était de deux ans son cadet.

 Pour mieux saisir les convictions, la pensée, l'itinéraire intellectuel et politique de Tahar Sfar il parait  utile, voir nécessaire de se remémorer le contexte général de l'époque, à travers les événements les plus importants que vécu notre région, la grande Europe et le reste du Monde, plus particulièrement, pendant la période du séjour de Tahar Sfar à Paris.

  Cette période fut en effet, comme les précédentes, riche en signes annonciateurs de bouleversements géopolitiques plus particulièrement en Europe, bouleversements qui ne pouvaient pas dans le court et moyen terme ne pas avoir de répercussions sur notre région.

 Comment peut-on qualifier cette période, 1924-1927 pleine d'ambiguïtés et qui constitue une sorte d'aboutissement des efforts de reconstruction et de rattrapage des années de guerre?Les discordances de la situation économique des pays occidentaux paraissent, pendant cette période, déroutantes mais globalement le rattrapage  semble se réaliser, aux Etats-Unis comme en Europe, le secteur immobilier joue le rôle de locomotive, les nombres de logements construits atteignent des records; de même, l'augmentation exceptionnelle de la productivité dans les industries françaises notamment semble avoir permis de combler le retard  accumulé depuis la veille de la guerre. La période reste caractérisée toutefois par la fragilité de la solidarité des Alliés et par des divergences sur l'épineux problème des réparations et des dettes de la guerre.        L'ébranlement des impérialismes européens confirme la remise en cause de l'hégémonie de l'Europe sur le monde et la diffusion des idées nouvelles dans les pays sous régime colonial laissent entrevoir des possibilités crédibles de remise en cause de l'ordre colonial: Dés 1919,les idéaux du président Wilson ont des échos non négligeables et semblent sonner le glas du mythe de la mission civilisationnelle de la colonisation. La désunion entre les vainqueurs de la guerre apparaissait déjà depuis le rejet du traité de Versailles en 1920 par le Sénat américain...

  Ainsi, c'est dans ce contexte complexe d'après guerre, qu'au cours, des années 24 à 27,les événements, que nous allons brièvement nous remettre en mémoire, à titre purement indicatif, semblent avoir  retenu, à divers titres, l'attention de l'étudiant parisien Tahar Sfar comme certainement celle de ses camarades d'études. Ces événements ont fait l'objet soit de lectures dans des revues spécialisées, soit de discussions et d'analyses avec ses camarades tunisiens, maghrébins ou européens. Rappelons, que Tahar Sfar avait, pendant au moins un an, habité dans la résidence universitaire de Belgique à Paris, après un séjour à la cité Deutcht de la Meurthe, aux milieu des étudiants européens et qu'il avait à cette occasion écrit à quelques amis à Tunis pour appeler déjà ses compatriotes fortunés à rassembler des dons pour que la Tunisie puisse édifier une résidence pour étudiant à Paris à l'instar de ce petit pays qu'était la Belgique.

 Tahar Sfar ne pouvait pas ne pas réfléchir aux conséquences des événements qui retenaient son attention, à l’époque, tant pour l'avenir des relations internationales que pour l'évolution des idées et des courants profonds qui remuaient les sociétés occidentales. Idées et courants qui ne pouvaient pas ne pas avoir d'échos en Tunisie et d'influence sur l'avenir politique de son pays. Son inscription à l’Ecole libre des Sciences Politiques de Paris, parallèlement à la Faculté de Droit et à la Faculté des Lettres, témoigne de l’intérêt qu’il portait à la politique et de sa volonté de ne pas l’aborder en dilettante ni d’une manière classique, mais sur la base d’une démarche rationnelle et sur la base d’une certaine méthodologie.

 Ainsi Tahar Sfar suit avec intérêt, avant même son départ en France, le déroulement de la Conférence de Paris sur les réparations de guerre que l'Allemagne doit payer, il relève les conséquences possibles, à l’échelle internationale, tant de l'occupation de la Ruhr par la France, avec l'appui de la Belgique, en gage des réparations allemandes, que la signature par la Grande Bretagne et les Etats-Unis de l'accord sur les dettes interalliés, la condamnation du Pape Pie XI de l'occupation de la Ruhr et l'attitude  de la Grande Bretagne qui estime, dans une première phase, également cette occupation contraire au Traité de Versailles. Il relève toutes ces contradictions et ces incohérences, alors que le fascisme se renforce déjà en Italie où Mussoloni consolide son pouvoir par des arrestations massives de militants socialistes et que Hitler se manifeste, bruyamment déjà, sur la scène politique internationale par son putsch manqué à Munich et enfin que le Général Primo de Rivera fait accepter au Roi Alphonse XIII l'instauration d'un directoire militaire en Espagne.

  Tahar Sfar perçoit les prémisses d'un renforcement de l'interventionnisme  américain en Europe à travers       notamment    la   proposition       des    Etats Unis  de jouer

 " monsieur bons offices" dans le différent franco-allemand sur les réparations de guerre ,il note également le peu d'intérêt de cette nouvelle puissance- qui émerge depuis la première guerre mondiale- pour le Maghreb arabe, considéré encore comme "chasse gardée de la France ,comparativement à l'intérêt grandissant qui se manifestait déjà pour le "Machrék" arabe. Est ce qu'il entrevoit déjà le début du déclin de l'Europe au profit de la montée en puissance des Etats Unis qui se dessine après la première guerre mondiale? Nous ne pouvons pas le savoir avec certitude à travers les écrits et les notes qu'il nous a laissés.

  Tahar Sfar tente aussi d'analyser les conséquences historiques du Traité de Lausanne abrogeant le Traité de Sèvres imposé à la Turquie en 1920 tout en suivant avec beaucoup d'attention l'évolution de la situation politique dans ce dernier Pays où Mustapha Kemal avait déjà proclamé la République dés octobre 1923 en engageant un premier train de réformes importantes en Turquie. Certains commentateurs des journaux parisiens  de l'époque signalaient que le Traité de Lausanne marque une date capitale dans l'histoire de l'Europe et même celle du monde arabo-musulman; en effet pour la première fois la Turquie, pays musulman est traitée comme une puissance occidentale et la guerre contre les turcs qui devait avoir  pour effet de les repousser hors d'Europe contribue grâce au Traité de Lausanne de rapprocher la Turquie  de l' Europe. En effet, depuis une décennie déjà, où même plus, une certaine élite turque et une partie de la classe politique prônaient et militaient pour des réformes qui s'inspiraient des institutions et de la dynamique du progrès scientifique du monde occidental; et voilà que les pourparlers de Lausanne s'achèvent, dés juillet 1923, d'une façon très favorable au gouvernement de Mustapha  Kemal qui obtient presque tout ce qu'il souhaitait renforçant ainsi son autorité dans son pays et conduisant à l'avènement de la République : les frontières de la Turquie d'Europe redeviennent celles de 1914,la Grèce cédant la Thrace orientale jusqu'à Maritza. En Asie, Ankara reçoit la Smyrne et l'Arménie occidentale. Certes les Détroits sont internationalisés et surveillés par une Commission Internationale mais en contre partie toutes les forces  d'occupation étrangères évacuent le pays, y compris Istanbul, la Grèce et la Turquie procéderont à un important échange de population pour tenter de régler le délicat problème des minorités.   

  La mort de l'homme politique et du philosophe que fut Maurice Barrés focalise l'attention de Tahar Sfar, sur l'itinéraire et la pensée de ce grand homme qui fut, avec Paul Painlevé et Pierre Taittinger, dés le 2 février 1922 parmi les auteurs et les  députés signataires d'un projet de résolution en faveur de la Tunisie, ,( ce projet sera retirer par ses auteurs à la suite de évènements intervenues en Tunisie en avril 1922,où on vit pour la première fois un Bey, Mohamed Ennaceur ,tenter de soutenir les revendications des nationalistes tunisiens) demandant  la promulgation avec l'accord du Bey de Tunisie, d'une "charte constitutionnelle fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs avec une assemblée délibérante élue au suffrage universel, à compétence budgétaire étendue et devant laquelle le gouvernement local serait responsable de sa gestion" répondant ainsi aux sollicitations d'une délégation de nationalistes tunisiens dépêchée à Paris en décembre 1920 et conduite par notamment Tahar Ben Amar, Hassouna El Ayachi et Farhat ben Ayed. Cette délégation, qui fut reçu en audience par le président du Conseil français, s'est montrée plus modérée dans le fond et dans la forme en comparaison avec les revendications déjà exprimées par l'ouvrage qu'avait publié en 1919 à Paris A. Taalbi, avec l'aide d'Ahmed Sakka sous le titre de "La Tunisie Martyre". 

   On sait que cette publication intervient un an,a peu prés, avant la fondation à Tunis par notamment A Taalbi, du premier "Destour",sous la dénomination officielle de "Parti libéral Constitutionnel" .Tahar Sfar reproduit dans un de ses cahiers d'études, un article, qui avait certainement eu sur lui une forte impression ; il s’agit d’un article du journaliste Robert de Flers publié à l'occasion de la mort de Barrés:"Il avait été un homme politique, écrit Robert de Flers, dont la carrière avait embrassé une période très vaste: il avait vu le boulangisme, le Panama, la guerre, le défaitisme et, en 1919, le bolchevisme menaçant. Son cœur passionné des grandes traditions de la patrie l'avait toujours et d'abord porté vers l'endroit où le drapeau lui semblait engagé....il avait  aussi été un homme de lettres et une grande personnalité. Ceux qui n'apercevaient en lui que nonchalance et que hauteur ne le connaissaient point. C'était en quelque sorte, un passionné de sang froid qui poussait jusqu'au génie le don tantôt de découvrir sous les réalités apparentes leur signification abstraite, tantôt de communiquer aux abstractions le frémissement et l'ardeur de la vie....Nul poète ne poussa à un point supérieur l'esprit philosophique; nul philosophe ne consentit à goûter avec plus d'abandon et de délicatesse le spectacle du monde extérieur...C'est ainsi que sa vision, à la fois impérieuse et docile des grands aspects de l'humanité, accueillait tour à tour la magnificence d'un satrape ou la discipline d'un janséniste. nous devons à cette mobilité singulière l’œuvre éblouissante de diversité qui va de Du Sang, de la Volupté et de la Mort, à la Colline Inspirée, du Jardin de Bérénice à l'Appel au Soldat, des Fleurs aux lauriers."   Tahar Sfar

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