Tahar Sfar en 1925 etudiant à Paris          TAHAR SFARUN ETUDIANT QUI SORT DE L'ORDINAIRE  

                                      1903_1928

      TERENCE: « RIEN DE CE QUI EST HUMAIN NE M'EST ETRANGER... » 

 

   C'est dans une presqu'île merveilleuse de la côte est de la Tunisie, dénommée depuis la nuit des temps « Cap-Africa » et sur laquelle fut édifiée la première capitale de la dynastie musulmane des Fatimides, Mahdia, que naquit mon père un 12 novembre de l'an 1903 .Il est issu d’ une famille dont les origines remontent à la première vague d'occupation ottomane  et qu'on pouvait considérer comme appartenant à la classe moyenne selon la signification et les caractéristiques actuelles de cette catégorie sociale.

   Mon grand père Mustapha notaire, à l'époque, bien connu et respecté dans sa ville, choisit pour son deuxième fils le prénom de Tahar, «  le pur », après avoir donné la préférence pour son aîné celui de Sadok «  celui qui dit la vérité ». Mustapha Sfar respectait ainsi  une symbolique qui mettait en exergue dans le choix des prénoms les valeurs sociales qu’on souhaitait promouvoir dans la communauté.

   La famille Sfar, tant sa branche « tunisoise » que sa branche « mahdoise » serait – selon les informations recueillies auprès de mon grand-père maternel Mohamed Sfar - la descendante d'un officier d’origine macédonienne de l'armée turque (l'équivalant d'un général de corps d’armée). Cet ancêtre fit partie des premiers officiers de l'occupation ottomane en Tunisie ,il fut en garnison pendant quelques temps à Tunis, où il contracta un premier mariage avant d'être affecté à la défense de la ville de  Mahdia où il résida le plus clair de sa vie, contractant un autre mariage avec une autre femme originaire du pays. Il a effectué des missions de pacification ou de reconnaissance sur l'ensemble du sud tunisien plus particulièrement, avec semble t-il, des incursions jusqu'en Tripolitaine (actuelle Libye) où il aurait  guerroyé avec succès.

L’historien tunisien Ahmed Ibn-Abi-Diaf ,  dans son célèbre ouvrage « Ithaf Ahli azaman » achevé en 1872, signale parmi les péripéties sanglantes et les querelles pour le pouvoir des premières années de l’occupation de la Tunisie par les troupes ottomanes, la rivalité qui a opposé «  Othman Dey » prétendant au pouvoir dans la capitale à « Sfar Dey » au alentour de l’année 1591.( Deuxième partie du Tome I, page 28 de l’édition en langue arabe du Ministère tunisien des affaires culturelles préfacée par le Ministre de la culture A. Hermassi.)

   Les familles Sfar sont nombreuses dans la ville de Mahdia, à tel point, qu'il a fallu ajouter un deuxième nom pour distinguer ces familles dont le lien de parenté précis avait disparu tant de l'état civil que de la connaissance des anciens généalogistes.

   J’ai gardé des souvenirs d’enfance très vivaces notamment  de mon grand-père maternel, Mohamed Sfar, notaire également de profession. Celui-ci, parfois sans s'en rendre compte, se laissait aller à grommeler en prononçant quelques mots en langue turque, quand, enfants turbulents, nous finissions, mes cousins et moi, par le mettre hors de lui par notre tintamarre en jouant dans la cour de sa maison de Rédjiche, dans la banlieue de Mahdia.

   Mon grand père paternel Mustapha, formé exclusivement à l'Université Zaytuna de Tunis était plus conservateur que mon grand père maternel. Comme la grande majorité des  tunisiens à l'époque, il était très attaché à nos traditions arabo-musulmanes, ce qui l'a amené à veiller, souvent avec sévérité, à donner à ses enfants une éducation respectueuse des valeurs que la communauté des « Mahdois » considérait devoir être celle de l'honnête homme,citoyen modèle pour la Cité. Il a tenu à apprendre lui-même, à  ses sept enfants (quatre garçons et trois filles ) les premières « sourates » du Coran avant de les inscrire dans le « Kuttab » du quartier, petite salle jouxtant la salle de prière d’une petite mosquée, et qui faisait office d'école maternelle. Le répétiteur ou «  Muadib » de Tahar Sfar au « Kuttab » fut le cheikh Hassen Fodda, une personne de solide culture islamique qui habitait dans la même rue que celle où se trouve la maison de mon grand-père.

   Ma grand mère « Aïcha »- dont l'origine  est également turque (elle est née d'une famille dénommée jusqu'à ce jour « Turki »)- avait un don particulier pour raconter à ses enfants, puis à ses petits enfants les versions pudiques des comtes des "milles  et une nuit" les faisant vivre ainsi un monde merveilleux et contribuant, sans le savoir, à développer en eux la faculté du rêve et celle de l'imagination créatrice.

 A l'école primaire « franco-arabe » de l'époque mon père sortant d'un cocon familial très protecteur a eu quelques difficultés d'adaptation dans un nouvel univers où il découvrait, pour la première fois, les contradictions entre les messages éducatifs inculqués par ses parents et la réalité des comportements humains et cela même dans celle du monde de l'enfance. Il a eu la chance d'avoir parmi ses enseignants à l'école un homme de grandes qualités, le Cheikh Mohamed Abdessalem, le père d’Ahmed Abdessalem qui fut le premier recteur de l'Université de la Tunisie indépendante. Cheikh Mohamed Abdessalem enseignait à l'époque surtout "l'éducation islamique ". Il expliquait déjà à ses élèves que l'Islam était avant tout tolérance ,ouverture d'esprit, encouragement à la maîtrise du Savoir, et attachement à une éthique porteuse de Valeurs Universelles; déjà il avait le courage et perspicacité de dire à ses élèves que  l'islam devait constamment faire l'objet de réflexions et de recherches approfondies des "Fakihs" pour l'adapter à l'évolution de la société et notamment au progrès de la science et du savoir humain. Plusieurs générations de Mahdois transitant par l'école primaire de Mahdia, sont redevables au Cheikh Mohamed Abdessalem de cette foi sereine et tolérante, de cette très forte conviction en une impérieuse nécessité de recourir à "El-Ijtihad" pour que l'Islam ne devienne pas un prétexte à l’archaïsme, au sous développement, à l'asservissement de la pensée et au fanatisme.

  Tahar Sfar ne s'est révélé à l'école que tardivement nous, ont rapportée, certains de ses instituteurs et de ses camarades de classe. Ce n’est qu’en année terminale   de l'école primaire de Mahdia que, Tahar Sfar s'est brusquement distingué par ses bons résultats scolaires. Aussi c'est avec panache  qu'il accéda à la première année de l'enseignement secondaire du Collège Sadiki où il effectua un cursus remarquable se faisant attribuer  dans les différentes matières enseignées des Prix d'honneur. Après le Diplôme de fin d'études du Collège Sadiki, Tahar Sfar a été inscrit au Lycée Carnot de Tunis  à la première année du baccalauréat. Sa maîtrise de la langue arabe et celle de la langue française s'affirmèrent davantage et sa grande passion pour la lecture des grands maîtres tant de la pensée arabe que  française lui fit découvrir précocement la grande richesse des idées qui agitaient les élites du Monde. Cela fut possible particulièrement grâce aux facilitées qu'il a obtenu auprès de la bibliothèque nationale et de la bibliothèque de l'Association la Khaldunya toutes deux au souk El Attarine.

Tahar Sfar quitta le lycée Carnot un an avant Habib Bourguiba, avec un baccalauréat série philosophie. Malgré sa participation à un voyage d'études et de sensibilisation à Paris sous la conduite de ses professeurs du lycée et nonobstant les recommandations unanimes de ses maîtres pour continuer ses études à la Sorbonne, il répond au désir de mon grand-père et accepte la proposition qui lui était faite, à sa sortie du lycée, d'assurer  la direction de l'Ecole "El-Arfania"à Tunis, rue El-Ourghi, pour y engager de profondes réformes.

   Il s'agissait d'une école libre crée par la Société Musulmane de Bienfaisance et dont  certains membres éminents du conseil d'administration, comme, Taïeb Radouane et El-Arbi Mami, n'étaient satisfaits ni des résultats scolaires ni de la gestion administrative et financière de l’établissement scolaire. Un des principaux membres de ce conseil a eu un rôle déterminant sue la décision de mon père il s’agit de Mr El-Arbi Mami  (le cousin germainBourguiba et tahar Sfar à Béjà en 1934 du martyr le docteur Abderrahmane Mami qui fut assassiné par la "main rouge" pendant les années 1950) une personnalité très estimée à la Marsa,  dont le père était un grand ami de mon grand père Mustapha. La famille Mami fut une sorte de deuxième famille très attentionnée pour mon père pendant ses études à Sadiki et à Carnot à telle enseigne qu'il le considérait comme leur fils.

  Tahar Sfar pensait déjà- à l'instar de la grande majorité des intellectuels tunisiens de l'époque- que l'avenir de son Pays passait par le développement d'une éducation "moderne" auprès de toutes les couches de la population, il était plus particulièrement influencé par la pensée et les idées du visionnaire "Ibn Khaldoun" sur l'éducation ,la formation ,les sciences et les déficiences de l'enseignement dispensé, en son temps dans le monde musulman0 Mon père accepta de sacrifier momentanément la poursuite de ses études supérieures pour diriger l'école libre El-Arfania et mettre ainsi en pratique ses idées sur les réformes de l'éducation. Dés le premier trimestre de l'année scolaire les principaux membres du conseil constataient avec satisfaction les changements intervenus et les progrès réalisés. Les membres du Conseil d’administration qui trouvaient peut être leurs comptes dans les errements de l'ancienne gestion me manquèrent pas de tenter une cabale contre celui qui apportait de la transparence notamment dans la gestion financière de l'établissement. Cela fut l'occasion pour mon père d'être confronté, pour la première fois de sa vie professionnelle, à l'ingratitude des partisans du statut-quo.. Cette cabale fut également l'occasion  pour les "réformateurs", qui ont fait appel à mon père, de rédiger et d'éditer un petit fascicule en langue arabe ayant pour titre "Pages blanches et pages noires". Ce document rédigé en langue arabe explicitait l'intérêt des actions engagées avec succès  à la satisfaction quasi-générale, même celle des élèves et cela malgré les efforts supplémentaires que leur demandaient les nouveaux programmes d'enseignement. L’appui des membres consciencieux du conseil permit à Tahar Sfar de surmonter sa première déception dans la vie et de mener à terme son action de mise en place et de démarrage des mesures d'assainissement et de modernisation."Nulle décision, nous dit André Démeerseman dans son livre sur Tahar Sfar, n'est plus révélatrice du désintéressement fondamental et du besoin de dévouement de Tahar Sfar...Se voyant encouragé dans son dessein par des hommes qui appréciaient sa double culture et sa science pédagogique, ce jeune homme de 19 ans se révéla un directeur d'école étonnant. Avec un instinct sûr, il soigna les plaies de l'organisation: niveau culturel des instituteurs,  administration, programmes et méthodes.

   Des instituteurs, il exigea les connaissances, les diplômes

(Pour les instituteurs par exemple: le tatwie, le diplôme d'études secondaires de la Grande Mosquée ou le baccalauréat) et la valeur morale. Il leur garantit en contre parti un traitement convenable. Jusque là, à cause de la modicité de ses ressources et de son orientation vers l'aide matérielle, la Société de bienfaisance avait cherché des instituteurs «à bon marché". Des élèves, il réclama un effort de pensée personnelle et leur imposa un programme de langue arabe (langue, littérature, coran, exégèse, hadiht),

de langue française, de sciences positives. Bref il mit en jeu les ressources inépuisables de son talent. Tahar Sfar se maintint à sa place de directeur jusqu'en juillet 1924. Le 24 février, il présentait  un rapport qui eut un certain retentissement; mais il ne tarda pas à donner sa démission, parce qu'il ne jouissait plus de la liberté nécessaire à sa fonction...Au total, le bilan était loin d'être négatif: cette expérience de dévouement librement choisie lui avait permis de mieux tracer sa voie." Nous pouvons ajouter ,à ce que dit Demeerseman, que les idées Ibn Khaldoun et ses nombreuses réflexions sur le système éducatif ont été d'un grand secours pour Tahar Sfar dans cette mission de formation, lui qui aimait lire et relire ce philosophe arabe du XIVe siècle qui fut bien en avance sur son temps et qui, par notamment ses réflexions pédagogiques et méthodologiques, contribua à développer cette prise de conscience collective des élites tunisiennes dans l'importance d'une éducation rationaliste et ouverte sur la science et la culture. 

  Conseillé ,toujours, par ses professeurs- qui avaient déjà recommandés depuis 1922 de l'envoyer en France ,avec une bourse du Collège Sadiki,- et très encouragé par son camarade Habib Bourguiba, qui venait d'obtenir son baccalauréat et qui était déjà un grand ami depuis Sadiki, Tahar Sfar finit par se rendre à Paris, la même année que Bourguiba, pour suivre aussi bien les cours de la licence en littérature française que ceux de la licence en droit: Rien ne vaut la lecture des souvenirs de Tahar Sfar rédigés pendant son exil, en 1935, dans le Sud tunisien à Zarzis pour restituer au lecteur l'état d'esprit et la psychologie de cet étudiant pas ordinaire qui a su mener à bien des études assez  diversifiées et nourrir sa grande passion pour des lectures très  éclectiques tout en livrant libre cours à son penchant naturel pour la méditation et même on peut le  dire pour la rêverie, tout cela avec des activités politiques qui se dessinaient déjà à travers sa participation aux travaux préparatoires du groupe constitutif de l'Association des Etudiants Musulmans du Maghreb Arabe, et à travers son assiduité aux nombreuses conférences de caractère politique, économique et culturel dont foisonnait le Quartier Latin: "Assis sur un tertre couvert de verdure, de fleurs jaunes et de coquelicots écarlates (il s'agit de la campagne de la ville de Zarzis) ,je me suis amusé à faire naître mes souvenirs de vie parisienne; nous raconte Tahar Sfar, je me rappelais, nous dit‑il, mes longues promenades le long des boulevards(Sébastopol, Observatoire,DenfertRochereau...),  mes rêveries au jardin du Luxembourg, au jardin des plantes, au Parc Montsouris, les noms des hôtels que j'ai habités tour à tour ,leur situation, la position de la chambre que j'occupais dans chacun de ces hôtels, la disposition du mobilier dans ces chambres, mes voyages à Versailles, au Bois de Boulogne, à Antony ,à Bourg la Reine, à Robinson, mes flâneries dans les rues, mes visites aux musées, mes veillées aux cafés de Montparnasse. A Paris j'étais partagé entre l'étude et la flânerie; je vivais constamment dans l'air surchauffé des bibliothèques (Faculté de Droit, Sciences Politiques, Sainte Geneviève, etc.)ou dans l'atmosphère des rues et des routes; il m'arrivait souvent la nuit de traverser Paris ,de marcher dans cette grande ville, au hasard, sans but, sans destination ,sans itinéraire ,passant des rues étroites et obscures aux grands boulevards étincelants de lumière ,pleins d'une foule bruyante, du bruit strident des véhicules. Quand il fait beau temps, ce sont de longues promenades au dehors, dans la banlieue, en pleine campagne, ou au milieu des chantiers ouvriers

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